Littérature classique africaine
Society & Culture
« Je me soûlais au vin de palme depuis l’âge de dix ans. Je n’avais rien d’autre à faire dans la vie que de boire du vin de palme. » Ainsi commence L’Ivrogne dans la brousse du Nigérian Amos Tutuola. Ce conteur hors pair a livré avec son personnage d’ivrogne errant dans la forêt magique à la recherche de son malafoutier défunt qui sut apaiser sa soif comme nul autre, l’une des figures inoubliables des lettres africaines. Traduit en français par Raymond Queneau, L’Ivrogne dans la brousse fut le premier grand succès de Tutuola. Son œuvre comprend six romans traduits en une dizaine de langues.
Romancier et conteur hors pair, Tutuola a fondé l’anglophonie littéraire africaine, avec son opus The Palm-wine Drinkard publié en 1952. Cet ouvrage qui raconte un périple au travers de la forêt africaine est devenu un classique de la littérature, pas seulement parce que c’est le premier roman africain en anglais, mais aussi parce que ce livre inspiré des contes et du folklore yorouba est exemplaire de la transmutation artistique à l’œuvre dans la littérature du continent. Il illustre comment le matériau brut et schématique emprunté souvent à l’oralité est transformé grâce au génie des auteurs en des récits truculents, qui séduisent par leur fantaisie et leur originalité. Ce travail littéraire sophistiqué qui caractérise l’œuvre d’Amos Tutuola est d’autant plus exceptionnel que ce dernier n’avait pas fait beaucoup d’études, contrairement aux autres écrivains nigérians de sa génération.
Autodidacte
Né en 1920, Tutuola était le fils d’un modeste agriculteur. Après une éducation sommaire, il dut commencer à travailler, suite à la disparition de son père. Il exerça divers petits métiers : il fut chaudronnier, forgeron, veilleur de nuit, magasinier à la radio nigériane. C’est lorsqu’il travaillait comme planton dans une administration coloniale qu’il a écrit pendant ses heures de repos et directement en anglais, The Palm wine Drinkard, s’inspirant des contes traditionnels yorouba qu’il avait entendus dans son enfance.
Selon la petite histoire, son manuscrit une fois terminé, il l’avait envoyé à l’United Society for Christian Literature qui était en fait une société de diffusion de livres de prosélytisme chrétien. Dans sa naïveté d’autodidacte, Tutuola croyait qu’il s’agissait d’une maison d’édition. Le manuscrit finit toutefois par arriver chez l’éditeur londonien Faber & Faber qui, sur la recommandation de T. S. Eliot, décida de le publier. Paru en 1952, l’ouvrage connut un très grand succès d’estime dans les milieux littéraires britanniques à cause justement de son fonds imaginatif prodigieux qui n’était pas sans rappeler Alice au pays des merveilles ou encore les Mille et une nuits.
En France, le roman fut traduit dès 1953 par l’écrivain Raymond Queneau en personne qui avait été très impressionné par les qualités littéraires de ce tout premier roman africain. Les éditions Gallimard publièrent la version française dès 1953, sous le titre L’Ivrogne dans la brousse. L’accueil parisien fut enthousiaste, mais les lecteurs français ont longtemps cru qu’il s’agissait d’une supercherie littéraire de la part de l’auteur d’Exercices de style et qu’Amos Tutuola était l’un des nombreux pseudonymes de Queneau. En 1953, alors que le colonialisme n’avait pas dit son dernier mot, le public français n’était pas encore prêt à recevoir une littérature authentiquement africaine.
« Réalisme magique » avant la lettre
Son succès populaire, L’Ivrogne dans la brousse le doit à sa poésie, son univers fantastique, qu’on pourrait qualifier de « réalisme magique » avant la lettre, et last but not least, cette légèreté de ton dont témoigne le prétexte de la quête initiatique que raconte Tutuola. Ce prétexte est fourni par la disparition précoce du malafoutier du narrateur. Autrement dit, celui qui lui préparait son vin.
Gros buveur devant l’Éternel, le narrateur-protagoniste du récit est privé de son vin de palme quotidien lorsque son fournisseur tombe du haut d’un palmier et se tue. Impossible de trouver un malafoutier aussi expert que le défunt. L’homme décide alors de faire le voyage jusqu’à la « Ville-des-Morts » pour essayer de ramener à la vie ce serviteur hors pair qui savait étancher sa soif. Ce sont les aventures cocasses du narrateur et de sa compagne sur le chemin vers le pays des morts, qui constituent le sujet de ce récit.
Il y a quelque chose d’homérien dans cette odyssée à laquelle le lecteur est convié dans ces pages, une odyssée à travers la brousse, ponctuée d’obstacles, d’épreuves et de rencontres redoutables. Les héros doivent affronter notamment des « êtres étranges et terribles », des bébés affameurs et des valets invisibles, avant d’arriver à leur destination au pays des morts, où ils retrouvent enfin leur malafoutier regretté.
On ne révèlera pas la suite, mais la fin est à la hauteur de l’attente créée tout au long de ces pages avec un superbe sens du suspense mâtiné d’inventivité et d’humour. Bien plus qu’un divertissement, ce texte torrentiel et d’une audace inouïe sur le plan de l’écriture, a imposé Amos Tutuola comme l’un des maîtres de la narration africaine contemporaine.
L’Ivrogne dans la brousse, par Amos Tutuola. Traduit de l’anglais par Raymond Queneau. « Continents noirs », Gallimard, 129 pages.
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